4 Mars 2014
" Si nous pouvions nous borner à regarder ! Mais le malheur veut que nous nous entêtions à comprendre." Cioran.
J'ai donc lu Eddy Bellegueule. Deux fois. Oui, vous avez bien lu: deux fois. Pourquoi? Parce que j'étais agacée d'être agacée (bienvenue dans ma tête:-)), parce que j'avais peur que ma lecture soit orientée, manipulée par tout ce que j'avais entendu/lu/vu de l'auteur et de la polémique qui entoure son texte et que je voulais garder un maximum d'objectivité (enfin, autant que possible, vu le contexte) et aborder le roman comme tel, puisque c'est (notamment, mais j'y reviendrai) comme ça que le présente Eddy/ Edouard. Et vous voulez savoir, alors? Et bien, je suis presque désolée de l'admettre, mais ce texte est mauvais. Quel que soit l'angle par lequel on l'aborde, quel que soit le sens (propre ou figuré, premier ou second, ou quarantième d'ailleurs) que l'on donne à l'adjectif, c'est celui qui est revenu le plus au cours de mes lectures : mauvais.
"Il s'agit d'un roman" nous martèle-t-on un peu partout, et il est d'ailleurs présenté comme tel sur la couverture. Un roman, donc, avec tout ce que sous-entend le terme: la liberté de l' écrivain, la distance, la transposition ou la modification des faits, tout est possible, tout est permis, tout est juste, puisqu'il s'agit d'un roman.... Edouard Louis, né Eddy Bellegueule, donc, nous raconte ici sa vision de son enfance, une enfance dans un village populaire du Nord de la France, miné par le chômage, l'alcool, la brutalité. Il est né "différent' cet Eddy, efféminé, homosexuel, bon élève, avec des envies d'ailleurs....et il l'explique, partout, tout le temps: En vérité, l'insurrection contre mes parents, contre la pauvreté, contre ma classe sociale, son racisme, sa violence, ses habitudes, n'a été que seconde. Car avant de m'insurger contre le monde de mon enfance, c'est le monde de mon enfance qui s'est insurgé contre moi. Très vite j'ai été pour ma famille et les autres une source de honte, et même de dégoût. Je n'ai pas eu d'autre choix que de prendre la fuite. Ce livre est une tentative pour comprendre. Un roman? Moi je veux bien, mais ... D'abord, ce roman est plein de contradictions et d'incohérences narratives, premières raisons de mon agacement. Une fois les vilains qui l'embêtent à la récré sont là tous les jours, une autre fois "rarement, puisqu'ils sont absents de l'école un jour sur deux". Personne n'a pris la peine de relire son texte, franchement? Et puis le style, pédantissime au possible (oui, moi aussi je peux me la jouer intello de bas étage et utiliser un néologisme, na!). N'est pas Céline qui veut, mon cher Edouard. Quand on cherche à retranscrire la façon de parler des gens de "là-bas" (c'est lui qui le dit, pas moi), il faut éviter l'écueil de l'artifice (raté!) et celui de la stigmatisation ridicule (caramba,encore râté!); écrire en italique pour "faire vrai" et ajouter: je suis las d'essayer de restituer le langage que j'utilisais alors, c'est juste profondément prétentieux. N'est pas Zola qui veut, non plus. La misère du Nord, ou plus exactement le misérabilisme ambiant, l'alcool, l'hérédité de ces familles malmenées par la vie, un espèce d'analyse sociologique du milieu, de ces classes-là (il aime beaucoup ce "là", Edouard Louis ), moi, à nouveau, je veux bien. Mais alors, pourquoi tant de haine? Du naturalisme? Certainement pas. Du naturalisme, c'est une étude " dépassionnée" de l'âme humaine (je suis aussi une universitaire pédante, je cite Primo Levi si je veux, d'abord), or, ici, ça pue le règlement de compte à plein nez. Ca sent la haine, le "je me construis CONTRE eux", et pas "loin d'eux" ou "sans eux". Victime, de sa famille, de sa classe sociale, de son milieu, c'est comme ça que se présente à nos yeux l'auteur de ce texte, sans recul ni réflexion, c'est une oeuvre brute, jetée en pâture aux lecteurs qui deviennent voyeurs, bien malgré eux . Que ce qui est raconté ici soit 100% exact ou non m'importe peu, je connais assez ce milieu (-là) que pour pouvoir croire à la réalité des faits, là n'est pas la question. Roman autobiographique ou roman-tout-court ne l'est pas plus. La seule question qui me turlupine est: comment peut-on qualifier ce texte de roman alors que rien, ni dans le fond, ni encore moins dans la forme, ne s'approche du romanesque?
Il pourrait donc juste s'agir d'un mauvais roman, un parmi tant d'autres. Et c'est là que la machine médiatique se met en branle, c'est là que le buzz intervient, que l'auteur lui-même interfère dans notre lecture, parce que sur toutes les ondes radio, sur tous les plateaux télé, sur toutes les pages Internet, il nous le répète: Mon livre excuse tout, mon livre aurait pu s’appeler « les excuses sociologiques », et je déresponsabilise tout le monde. Parce qu'il est en plein cursus universitaire, Edouard ( qui a changé de prénom pour les raisons que l'on imagine, et qu'il nous explique un peu partout, dans une espèce de logorrhée verbale qui finit par me filer la nausée ), en sociologie, donc, et il aime Bourdieu, évidemment et Didier Eribon, son mentor à qui est dédié le roman. Mes souvenirs de socio sont trop vagues et trop incertains pour que j' ose me lancer sur ce terrain, mais une chose me semble certaine: comme c'est facile, mais comme c'est facile, Edouard, de se cacher derrière un statut pour pouvoir cracher au visage des siens, et de se retrancher derrière un "mais ils n'ont rien compris, ce livre est une déclaration d'amour à ma mère". Ce qui me choque et m'agace, ce n’est pas le contenu du livre, mais bien plutôt l’inadéquation entre ce qu’il me semble véhiculer et le discours que son auteur tient pour le défendre ( Plis, à lire absolument car Thibaut y exprime si bien tout, absolument tout ce que je peine à écrire ici). Ce qui m'exaspère, c'est de voir la petite gueule d'amour de ce jeune homme essayer de nous tirer des larmes sur les plateaux télé tout en s'en défendant à corps et à cris, de le voir perdre son identité, une nouvelle fois, cette identité qu'il aurait pu se forger en quittant simplement sa famille, sans vomir son ressenti un peu partout, sans être "contre contre contre", comme il le répète souvent dans son livre. Parce que je crois qu'il y a du talent, chez Eddy Bellegueule, un talent qui ne demander qu'à éclore, loin de tout ce cirque, qui doit mûrir, s'affirmer, se travailler. La seconde partie de son ouvrage, celui consacré à la découverte de son homosexualité, est plutôt réussie, parfois touchante, mais toujours juste : j'utilisais les mots tantouze, pédale, pour les mettre à distance de moi-même. les dire aux autres pour qu'ils cessent d'envahir tout l'espace de mon corps. Quand il arrête de revendiquer, quand il écrit, simplement, comme on se confesse, Edouard Louis a du talent. Il est peut-être juste temps de s' y consacrer .