"Quand je pense à tous les livres qu'il me reste à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux" (Jules Renard)
29 Janvier 2014
" Tu verras : les femmes sont faibles, mais les mères sont fortes".
Elles ont quitté le Japon. Un soir, un matin, ou un après-midi. Elles ont laissé derrière elles un père, un frère, une mère, un amour naissant. Elles ont emporté de quoi vivre leur rêve, là-bas, en Amérique: une jolie robe rouge, du matériel de calligraphie, une fleur du jardin. Elles ont traversé l'océan, le cœur lourd, sans savoir que ce qui les attendait ne ressemblerait à rien, ou peut-être à l'Enfer. Elles sont arrivées, le cœur battant, rencontrer ces hommes si élégants qui avaient décidé de faire d'elles leurs épouses. Elles ont découvert la violence, le viol, la déception, les blancs, les "jap", le travail, l'humiliation. Leur cœur s'est brisé. Elles sont devenues invisibles. Elles sont devenues mères. Elles sont devenues "elles". Et puis, Pearl Harbor....
Quelle étrange lecture... Un roman sans intrigue ni personnage principal, est- ce vraiment un roman? Non, de fait, dans le cas présent, c'est une tragédie. Presque une tragédie grecque, avec pour unique personnage ce chœur de femmes, qui récite plus qu'il ne chante une mélopée d'une tristesse infinie. Il y a du Sophocle dans ce texte, du cruel, de l'implacable, comme si leur destin ne leur appartenait pas, comme si elles étaient le jouet du Destin, inflexible Moïra qui aura raison, sinon d'elles, en tout cas de leurs espérances. Oui, je sais, des années de latin-grec, ça laisse des traces (Madame Carpentier, si vous me lisez...)
La polyphonie est au centre de ce texte, avec un utilisation magistrale (oui, oui, même pas peur d'exagérer:-)) du "nous". Et c'est un choix risqué, parce qu'il déconcerte, il bouscule nos habitudes de lecture, il nous emmène "ailleurs", presque de force, puisque "nous", c'est aussi " vous et moi"...le lecteur se retrouve pris en otage. Mais "nous", c'est surtout "elles", ces femmes, ces épouses, ces mères, ces employées, ces esclaves, jetées en pâture comme de vulgaires marchandises, sans âme ni états d'âme, qui deviennent paysannes, bonnes d'enfants, blanchisseuses, serveuses ou prostituées. Elles deviennent "femmes" aussi, dans ce chapitre, horrible et froid, qui met en scène leur nuit de noces et qui m'a tordu les tripes ; elles deviennent mère aussi, souvent. Nous avons accouché sous un chêne, l'été, par quarante-cinq degrés. Nous avons accouché près d'un poêle à bois dans la pièce unique de notre cabane par la plus froide nuit de l'année. Nous avons accouché sur des îles venteuses du Delta, six mois après notre arrivée, nos bébés étaient minuscules, translucides, et ils sont morts au bout de trois jours. Nous avons accouché neuf mois après avoir débarqué, de bébés parfaits, à la tête couverte de cheveux noirs. Et puis elles deviennent, simplement. Elles sont uniques, elles sont "une", elles sont ce que l'on veut bien faire d'elles. Sans pathos ni identification possible. Avec distance. Elles "sont" et moi , j'ai été touchée. En plein cœur. Au point de recommencer ma lecture, d'une traite, parce que je sentais que c'était la seule façon de prendre la mesure de ce qu'a été leur vie, et que je leur devais bien ça....
Un départ pour commencer, un départ pour finir. Et le "elles" prend un autre sens, celui des Blancs, des voisins, des "autres". Le départ final n'est pas un commencement, mais pas une fin non plus, juste une disparition matérielle qui suit celle, plus subtile et plus dure encore, de leur identité, celle que l'on se demande finalement si elle n'a pas été oubliée là-bas, l'autre là-bas, dans ce qui restera pour toujours et à jamais leur "chez elles".