"Quand je pense à tous les livres qu'il me reste à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux" (Jules Renard)
27 Juillet 2015
"Es-ce que quelque chose comme "la fêlure fatale", cette faille sombre et révélatrice qui traverse le milieu d'une vie, existe hors de la littérature? Je croyais que non. Maintenant je pense que oui, et que voici la mienne : une avidité morbide du pittoresque à tout prix."
Disons-le d'emblée : c'est un livre exigeant. Exigeant, mais époustouflant. Je n'avais rien lu à son propos, pas le moindre résumé (et je vous invite à en faire autant, ils spoilent sans vergogne, les résumés du Net) ni avis, j'en savais juste ce que la rumeur me rapportait : "chef-d'oeuvre"-"américain"-"pavé", point. Je me demande bien pourquoi je n'ai pas osé franchir le pas bien avant, avant que ma lecture ne soit parasitée par d'autres titres, ce qui m'a un peu gâché le plaisir, au début (mais au début seulement) puisque je n'ai pas pu m'empêcher de jouer au jeu des comparaisons. Oui, il a une peu de Délicieuses pourritures dans le personnage de Julian (mais au début seulement) et un chouia du Complexe d'Eden Bellwether dans la rencontre entre le narrateur et une groupe de jeunes intellectuels (mais au début seulement), oui le concept de "campus novel" est justifié (mais au début seulement), oui l'écriture est celles des grand(e)s romanciers(ères) américain(e)s contemporain(e)s, Oates () en tête, dans tout ce qu'elle peut avoir d'hypnotique, de fluide, de grandiose et d'envoûtante (rien que ça, oui), pourtant ce roman est vraiment bien plus que tout cela à la fois. Difficile de définir ce qu'il est d'ailleurs, de le faire rentrer dans une case, un genre ou un courant. Peut-être que la rumeur dit vrai, pour une fois, c'est un chef-d'oeuvre et puis c'est tout
. Tour à tour qualifié de "roman d'apprentissage", de "thriller", de "roman d'aventure", Le Maître des illusions est un roman dont il est difficile de parler, mais à propos duquel les adjectifs ne manquent pas : dense, érudit, lent, difficile, ensorcelant, impresionnant, voilà ce qui me vient à l'esprit quand je pense au premier (!) roman de Donna Tartt.
Lorsque Richard, pauvre plouc californien, intègre l'illustre Université d'Hampdem, il est très vite fasciné (et nous aussi) par une groupe de jeunes héllénistes " formant un clan à part, à l’élégance surannée et presque princière" ( Ils apparaissaient ici et là, tels les personnages d’une allégorie ou les invités morts depuis longtemps d’une garden party oubliée) qu'il rejoindra dans la classe du despotique mais charismatique Julan Morrow, version dark de Monsieur Keating.
Dès les premières lignes, nous savons qu'un drame aura lieu, teinté de Grèce antique, mais tout aussi prenant que soit ce drame (et ses funestes conséquences), ce sont les personnages du roman et leur incroyable pouvoir de séduction perverse qui ont réussi à me bluffer et à m'entraîner aux confins de la folie et de l'angoisse, ces "adolescents atypiques, décalés, esthètes élitistes, arrogants et émouvants à la fois, qui lisent Homère et Platon et cultivent « un mode de vie byzantin» à la recherche d’absolu, d’extase, loin de tout matérialisme… ou de toute morale" (voir le très intéressant article du buzz-littéraire, ici). Il règne un climat d'érotisme chargé d'interdits dans Le Maître des illusions, c'est vrai, une parfum malsain semble flotter même dans cette maison de campagne qui devrait être un havre de paix et notre narrateur est victime (tout comme nous) de cette aura de mystère qui l'intrigue autant qu'elle l'attire.
Si je veux être honnête, je ne peux pas passer sous silence les nombreuses digressions qui parcourent le roman (pas loin de 700 pages, tout de même). Quitte à passer pour une pédante, je pense sérieusement que mes années de latin-grec ont dû m'aider à apprécier ces nombreuses citations latines, ces interminables passages sur la culture antique (savoir si le chaos primordial d'Hésiode était simplement un espace vide ou le chaos au sens moderne de ce mot, je conçois aisément que ça puisse ) et ces réflexions presques pédantes (ah, Henry, dandy des temps modernes, comme j'ai eu envie de te baffer parfois...). Bon allez, je peux aussi vous avouer que mon passé estudiantin a dû lui aussi m'aider à lire les (très/trop) nombreuses descriptions de gueules de bois et autres lendemains de la veille,
l'un n'exclut pas l'autre, après tout.
Les choses terribles et sanglantes sont parfois les plus belles. C’est une idée très grecque, et très profonde. La beauté c’est la terreur. Ce que nous appelons beau nous fait frémir. Et que pouvait-il y avoir de plus terrifiant et de plus beau, pour des âmes comme celles des Grecs ou les nôtres, que de perdre tout contrôle ? C'est ce qu'il faut faire pour lire Le Maître des illusions, fermer les yeux, et se laisser couler...