La Fée Lit

"Quand je pense à tous les livres qu'il me reste à lire, j'ai la certitude d'être encore heureux" (Jules Renard)

" Maudits", Joyce Carol Oates

" Maudits", Joyce Carol Oates

"Peut-être le meilleur roman gothique postmoderne... C'est dense, stimulant, provocateur, drôle et peuplé de cinglés. Vous devez le lire. Jamais la prose hypnotique de Oates n'a été mieux déployée." (Stephen King)

" Un monstre de livre, totalement surprenant du commencement à la fin, passionnant, captivant, à l'écriture qui crépite d'énergie et pétille d'esprit. ( The NY Review of Books)

Quand je pense à Maudits, le premier mot qui me vient (si je fais fi de mon côté fan, en oubliant donc les " époustouflant, hallucinant" et autres adjectifs en "-ant" qui sont pourtant parfaitement adaptés à mon ressenti) c'est : tentaculaire. Maudits, c'est un roman foisonnant (merde, encore un "-ant") (vous me direz, 812 pages, quand même), qui joue avec les codes, les parallèles, les mises en abîme et les échos, c'est une toile d'araignée qui grandit au fil de votre lecture, sans que jamais l'araignée ne soit visible. C'est presque un livre effrayant, quand on y pense, en tout cas un livre qui nécessite d'accepter de 

sans bien savoir où l'on va, mais en se doutant bien que le voyage ne sera pas de tout repos. Clairement, ce n'est pas un livre " tout public", ce n'est pas la meilleure façon d'entrer dans l'univers de Oates ; ce n'est pas un livre " facile", dont il suffit de comprendre l'histoire page après page, c'est ardu, dense, parfois longuet, souvent brillant (ah! ces "-ant"!), et toujours impressionnant (si ce billet vous ennuie déjà, vous pouvez compter les "-ant"  ) ( honnêtement, si vous vous ennuyez déjà, fermez cette chronique, elle risque d'être longue ).

Maudit est donc un roman (non?), commencé en 1984 (!) à l'arrivée de Oates à Princeton, et qui appartient au cycle gothique de la prolifique auteure (avec BellefleurLa Légende de Bloodsmoor, Les Mystères de Winterthurn et Mon cœur mis à nu, pour ceux qui se poseraient la question). Vous avez lu et/vu Dracula? Ben c'est ça, un roman gothique, même si celui de JCO  est qualifié de postmoderne (ne me demandez pas ce que cela veut dire, je n'en sais rien). Du sang, des morts, de la lubricité, des hallucinations (et des scènes hallucinantes, mais je l'ai déjà dit), du brouillard, un Royaume décadent, une "Menace" sans nom ni visage, qui rôde et qui frappe. Il y a tout cela dans Maudits, et tellement plus encore...

Princeston, juin 1905, ou peu de temps avant, selon notre narrateur-historien qui affirme avoir mené la plus objective et la plus minutieuse des enquêtes en récoltant, compulsant voire même décodant tous les documents de l'époque, qu'il nous livrera par fragments, ce qui démultipliera les narrateurs, nous plongeant au coeur de la Malédiction, nous éclairant et nous embrouillant à la fois. Une petite communauté intellectuelle bien sous tous rapports. Des jeunes gens de bonne famille. Une université renommée. Un ancien et un nouveau président. Une famille, les Slade, touchée en plein coeur par le déshonneur, la honte, le désespoir et la peine incommensurable. Par la Malédiction, que tous refusent de nommer. Le Malin rôde, frappe (à l'aveugle?) mettra à nu les pires secrets, brisera des coeurs et des couples, des destins et des vies. 

Dans ce mélange réalité-fiction, deux univers se cotoient, ou plutôt se répondent : celui des vivants, des réels, de Marc Twain à Upton Sinclair et Jack London, presque aussi effrayant, d'ailleurs  que son pendant fantasmagorique où se jouera une partie de dames qui n'est pas sans rappeler 

La mise en écho vous donnera le tournis, quand vous comprendrez par exemple que sandwiches canibales et végétarisme ne sont finalement pas très éloignés, et que la partie de dames infernale (les noirs contre les blancs, donc) deviendra celle de l'Histoire des Noirs américains : on est au début du siècle, ne l'oublions pas, et préserver la pureté de la race blanche et empêcher sa bâtardisation – tel était un principe encore plus fondamental, que très peu de Blancs auraient désavoué. Pardon? On me chuchote à l'oreille qu'aujourd'hui (en 2015 donc) Oates est très engagée, notamment dans #blacklivesmatter ( si nous voyez pas de quoi il s'agit, je vous invite à consulter cette page, clic et celle-ci, clic).  Si vous me connaissez un peu, vous savez l' admiration que j'ai pour cette Dame (voir mon billet ici), notamment en raison de son engagement dans les causes qu'elle estime justes, engagement que le temps ne fait pas faiblir et qu'elle ose afficher ouvertement, sur Twitter, par exemple.

Engagement? Réflexion aussi, sur le socialisme naissant, mais également sur la condition féminine au début du siècle. Dans Maudits, l"Indicible", ce n'est pas tant le Diable que le viol, le sexe, la masturbation et... le vote des femmes. Que de paisibles époux se transfoment en vieux vicelards lubriques, passe encore, mais le vote des femmes!  Le mouvement des suffragette lui inspirait, comme à beaucoup d'hommes de son temps, crainte et répugnance : il lui semblait " anormal" que des femmes se comportent d'une manière "indigne de leur sexe" ; ce qui ne pouvait conduire qu'à la promiscuité et à un effondrement général de la morale, car les femmes n'étaient-elles pas douées par Dieu de qualités de compassion et de dévouement qui, à leur tour, assuraient aux hommes la force nécessaire pour combattre le mal?  Que se passerait-il si cette force était minée, sabotée? (...) Mais ce n'était pas tout : si les femmes étaient autorisées à voter, ne pouvait-on pas imaginer qu'elles en viennent à briguer des fonctions politiques? L'idée était grotesque! " Pensez un peu, une femme sénateur! Une femme président ! Les Etats-Unis seraient la risée du monde".

Ce livre est à l'image de son auteur. Ce livre, c'est Shiva, c'est  une monstrueuse chronique sociale, politique, historique, économique mais surtout terriblement littéraire. C'est un petit bijou, à l'instar de sa couverture, c'est le plus incroyable des pavés, le plus incroyable des romans d'Oates que j'ai lus jusqu'ici, et je ne peux m'empêcher de partager avec vous ces quelques mots, qui résonnent étrangement aujourd'hui, quand je me décide enfin à publier ce billet, pourtant prêt depuis des jours : Nos vies ne peuvent être interprétées que rétrospectivement, et pourtant il nous faut les vivre au jour le jour, en aveugles. Quelle folie que la condition humaine!

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J
Ton billet est brillant, vibrant ...... (des &quot;ant&quot;) .....:-))) ......mais ce roman n'est pas pour moi, je pense .....<br /> J'aime les mots qui clôturent ta chronique ....
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L
Merci Jacqueline! Je pense aussi qu'il n'est pas &quot; pour toi&quot; (malheureusement ^^). Bisous!